Il y avait ce vieil homme, assis sur un banc. Je le voyais tous les jours car chaque matin, j’allais courir dans le parc à côté de chez moi. Enfin, courir était un bien grand mot, je passais surtout plus de temps à marcher. Mais l’air frais du matin me faisait du bien. Enfermée toute la journée dans mon petit appartement, occupée à travailler sur mon roman, ou pour l’un ou l’autre client, mes promenades matinales étaient synonyme d’évasion pour moi. Bref. Revenons-en à cet homme et son banc. Blanc (le banc, pas le vieillard dont la peau du visage était néanmoins parsemée de taches de vieillesse foncées et de rides profondes, symboles de son âge avancé), il trônait fièrement au bord du parc.
Ainsi, chaque jour, le vieil homme se posait là, sur ce banc. Deux fois par jour. Je le croisais le matin et le soir, ayant vue sur le parc depuis la fenêtre de mon salon, je l’apercevait au même endroit, les yeux rivés sur le cimetière qui lui faisait face. Il restait assis sur le bois, une heure durant. Il ne bougeait pas mais semblait entretenir une conversation silencieuse avec ses pensées car parfois, un sourire paisible s’esquissait sur son visage. L’évocation de vieux souvenirs, sans doute. Il arrivait qu’un rire franc résonne également, j’imagine lorsqu’il se remémorait un événement particulièrement amusant. Il avait l’air heureux dans ces moments-là. Puis son sourire s’effaçait et un voile de tristesse (ou de lassitude, peut-être ?) lui recouvrait le visage.
Ce banc, curieusement, était toujours déserté lorsque le vieil homme n’y était pas installé. L’on aurait pu croire qu’une pancarte invisible marquée « RÉSERVÉ » siégeait silencieusement sur le bois blanc. Les passants l’évitaient soigneusement, comme s’il appartenait au vieil homme qui chaque jour venait et s’y posait. Cela faisait six ans maintenant qu’il suivait ce même rituel. Peu importait qu’il pleuve, vente ou neige, qu’il fasse chaud ou froid. Chaque jour, il était là. Vêtu d’un costume composé d’une chemise, un pantalon et une veste, une cravate lui serrait le cou et des chaussures de ville étaient devenues bien trop usées pour encore tenir quelques années. Mais le vieillard ne semblait guère s’en soucier. Lorsque les températures baissaient, une écharpe et un bonnet venaient compléter sa tenue, de même qu’un manteau long et des gants en laine.
Je passais tout le temps derrière lui mais un jour, je pris une décision qui allait radicalement changer ma vie. J’allai m’asseoir à ses côtés. Discrètement, je pris place sur le banc au bois si froid que j’en tremblai légèrement. Nous étions en automne. Un tapis de feuilles aux couleurs jaune, orange et rouge, s’étendait sous nos pieds. Je frottai vigoureusement mes mains dont les gants ne recouvraient pas la doigts mais ne dis rien.
Au début, il ne me parla pas non plus. Il se contenta de me sourire pour me saluer avant de se tourner à nouveau vers le cimetière. Mais en aucun cas, je ne sentis que ma présence le dérangeait. Bien au contraire, j’avais l’impression qu’il appréciait cette compagnie, aussi silencieuse fut-elle. Alors je revins le lendemain, et le surlendemain. Nous restâmes assis là, dans le silence et le froid qui se montrait chaque jour un peu plus intense. A mesure que les semaines avançaient, le vieil homme se mit à me demander comment j’allais avant de retourner à sa conversation intérieure. D’agréables conversations naquirent au fil du temps. Nous abordions tout et n’importe quoi, de la météo au dernier fait divers qui frappait la petite ville voisine, en passant par ce roman que j’avais laissé en suspens.
Un jour, cependant, alors qu’il lisait son journal, je pris le temps de bien l’observer. Je distinguai un trou dans sa veste de costume, sous son manteau. Un manteau abîmé, qui ne semblait même plus empêcher la pluie de s’engouffrer en-dessous. Les taches de vieillesse qui arboraient son visage apparaissaient également sur ses mains. Des mains calleuses, aux doigts longs et fins. Cet homme, aujourd’hui si frêle, avait dû être robuste autrefois. Habitué aux hivers rudes et au travail dur, je suppose. Il ne devait pas avoir beaucoup d’argent, aussi lui proposai-je chaque fois un café qu’il refusait poliment. Je jaugeais cet homme dont j’ignorais tout de la vie mais une simple phrase de sa part me fit réaliser à quel point la solitude devait le peser.
Je lui avais demandé s’il n’avait besoin de rien. Étrangement cet homme était devenu comme un grand-père pour moi, un repère dans la confusion qu’était ma vie, une source d’inspiration — non pas pour un roman mais pour trouver le bon chemin sur lequel avancer. Lui qui voyait le positif partout, ne se plaignait jamais (en tout cas, pas devant moi), m’avait alors répondu : « Je veux la paix car peu importe où tu te trouves dans ce monde, tu ne seras jamais chez toi. »
Ces rencontres matinales devinrent mon quotidien, un quotidien auquel je n’aurais échappé pour rien au monde, allant jusqu’à refuser des rendez-vous importants pour être avec ce vieil homme. Mais j’avais dû m’absenter deux semaines durant pour le travail et lorsque je revins, il n’était pas encore présent. Je m’assis sur notre banc et j’attendis jusqu’à ce que mon café soit aussi froid que les derniers jours de l’hiver. J’attendis le lendemain également, et le surlendemain aussi. Mais il ne revint plus.
J’appris plus tard que le vieil homme était décédé dans un sommeil paisible. Un voisin me révéla qu’il était parti rejoindre sa défunte épouse, aux côtés de laquelle il reposait, dans le cimetière qui faisait face au parc. A présent, c’était mon tour de prendre place sur ce banc blanc. Je racontais alors mes journées à cet ami qui m’avait tant apporté et il fut le premier à découvrir ce roman abandonné que j’avais fini par publier.
[Note de moi-même :
La phrase prononcée par le vieil homme est une phrase que mon grand-père maternel m’a dite la dernière fois que je l’ai vu. Elle m’a marquée tout comme lui a marqué ma vie – il en est de même pour chacun de mes grands-parents d’ailleurs. Je tenais à l’ajouter à ce texte dont le vieillard est largement inspiré de ce grand-père auquel je tenais à rendre hommage.]